Une
photo de Sieff s'est posée sur mon établi. D'emblée
le regard de la femme nue crève le cadre. Mais il faut suivre
la lumière le long des bras tendus, rencontrer les seins en
liberté, dessiner l'arrondi des hanches, longer les cuisses
fuselées jusqu'à la courbe des genoux, avant de glisser
jusqu'aux pointes des pieds élégamment croisées.
Un
couvre-lit blanc attire l'attention en arrière mais les yeux
appellent les yeux et l'on recroise le regard fascinant pour
redescendre encore en suivant le corps penché en avant,
légèrement cambré, jusqu'aux carreaux usés
de la pauvre chambre.
Inutile
de chercher à s'évader, l'ombre a mangé tout le
reste, enfin presque ! Dans un coin, une commode cale un tableau à
l'attache rompue tandis qu'un siège d'osier monte la garde
sous un autre fixé au mur. Comme la femme assise dans l'unique
fauteuil, la pièce est nue. Des tâches grignotent la
tapisserie vétuste.
Mais
le bois du lit est finement ouvragé, le couvre-lit brodé
au crochet, le fauteuil a du style, et la femme de la classe. Cette
chambre nous parle avant tout de raffinement, sur fond de décrépitude
matérielle.
A
qui appartient cette pièce ? A la jeune femme élégamment
posée sur le fauteuil ou bien à l'inconnu qu'elle
regarde et que l'on ne nous montre pas ? Bien sûr, nous savons
qu'il s'agit du photographe, mais continuons le jeu. L'inconnu, c'est
nous que le photographe a voulu ainsi placer. Que faisons nous là
? Que sommes nous en train de faire ? Pourquoi ? C'est la femme
dénudée qui nous le demande ? Que répondre,
puisque nous ne savons rien d'elle ? Nous sommes condamnés à
cette muette relation, et notre imaginaire s'épuisera, mais le
mystère restera.
Admirons
le modelé du corps, la pose sophistiquée, le regard
profondément expressif, la discrète mise en valeur du
personnage. Seule la main souffre un peu d'épaississement sous
le poids du corps avancé.
Dans
ce visage sensible et pur, le regard attentif, sérieux et
calme, interrogatif, vient droit sur nous, tout en restant songeur,
légèrement voilé, intériorisé sous
l'effet magique d'une petite touche d'ombre dans l'oeil gauche.
Inutile d'y chercher une quelconque invite à rompre la
distance, l'image reste chaste.
Contrairement
aux apparences, Sieff n'a pas mis à nu son modèle pour
satisfaire les voyeurs. Il l'a habillée d'ombres, rendue
inaccessible, opaque.
Sans
vêtements, cette femme pleine de retenue peut être
contemplée mais non possédée, et elle garde tout
son mystère et sa dignité.