Même s'ils ont été et restent des épisodes majuscules de ma quête de l'inutile, ces moments sont effectivement minuscules à l'échelle du monde et du temps. Peut être contiennent-ils, comme tout évènement humain, une infime part d'universalité mais je ne dispose ni du talent nécessaire ni d'un recul suffisant pour la révéler.
Infimes ces moments que je fais résonner, ici et là, pour donner un peu d'épaisseur à l'éphémère. Que dire des instants fondateurs, de la fulgurance de l'irradiation !
Echos assourdis, infidèles et patauds, de l'éclair jailli d'ailleurs, mes textes s'épuisent à vouloir refermer leurs doigts d'encre sur l'inneffable, mes photographies pleurent de ne pouvoir montrer l'invisible, mes pas cherchent en vain à arrêter le temps.
Et poutant elles existent ces picosecondes, qui piquent jusqu'à l'os, définitivement !
Fallait-il pour autant renoncer à partager un peu d'intimité, alors que le langage ne sait pas transmettre ce qui est personnel dans chaque individu? Comme on lance une bouteille à la mer, ,j'ai misé sur la sincérité, fragile passerelle, dans l'espoir que mes élans éveilleront quelques échos chez d'éventuels visiteurs.
Doute sur la valeur des choses exprimées, doute sur mes possibilités d'expression, doute sur l'intérêt de cette tentative de partage, je suis un être pétri de doute... et ne ressens pas celà comme une infirmité !
"Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer" affirme le proverbe. Pour un conquérant de l'inutile, même quand la frontière paraît bien mince entre l'obstination féconde et l'entêtement stérile, la réussite n'est pas une drogue, l'échec n'est pas un drame. Il sait d'expérience la relativité des choses de la vie et connaît la face cachée des trois faux dieux que l'on nous presse d'adorer: l'argent, le pouvoir, le prestige. Pour lui, le précieux est véritablement hors de prix, non pas trop cher, mais sans prix car se trouvant souvent hors des endroits où l'on prétend le vendre et l'acheter.
Ainsi, présenter quelques miettes, quelques reflets, quelques traces de vie dans leur tranquille imperfection, m'apparaît comme une saine occupation car celà réclame assidûment l'impossible au langage, au partage, condition nécessaire et insuffisante de leur évolution, exerce aussi la liberté en s'affranchissant des murs d'indifférence.
L'inutilité a donc son importance, ne serait ce qu'en empêchant la sacralisation de l'utilité.
Elans ! Qui parle d'élans ? Le jeune paresseux, indolent et mou, le traînard léthargique, le fuyard des corvées, le rebelle à l'autorité, l'insolent chronique... ? Celui qu'on surnommait "Le poète", parce qu'il passait son temps le nez dans les bouquins, vivait dans les nuages et baillait aux corneilles ?
Que n'a-t'on pas fait pour me guérir de mon manque d'ardeur au travail utile ! Il a raison, Brassens, de chanter que les braves gens n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux. Contemplatifs, rêveurs impénitents, timides, introvertis, engagez vous ou bien changez de siècle !
J'ai cédé et me suis engagé... dans la lutte contre l'injustice sociale, la recherche et la formation en sciences humaines, avec une énergie insoupçonnée. Gratifications et déceptions à la pelle !
Tant d'action aurait dû coûter la vie à cette petite flamme obstinée qui m'appelait à d'infimes occupations.
Que ne l'ai-je écoutée plus souvent !
L'image de la petite flamme, fragile et résistante, me parle de la bougie qui protégeait mon enfance des ténèbres, de celle du chercheur errant, par métaphore, mais, employée ici pour évoquer la passion échappant à la cendre, elle est particulièrement fausse. "Les mots qui ne sont que des mots sont presque des mensonges" disait Henri BARBUSSE. Céder à la facilité, au charme d'une expression, est une tentation puissante dès qu'à chercher la formulation juste on craint de perdre la trop brêve inspiration .
A bien y réfléchir, ma passion pour l'écriture, la photographie, la marche au long cours... fût et reste intermittente comme les rivières du Midi. Intermittentes mais impérieuses !
Quand l'étincelle d'un regard, trompant mes défenses, me transperce jusqu'à la moëlle, hameçonne ma mémoire, m'abandonne éberlué loin de mes sentiers battus, comment retrouver mes esprits et ma voix dans ce soudain entrebaillement d'un nouveau monde ?
Ecrire m'a permis de prolonger d'intimes résonnances, d'échapper un peu à mes tourments intérieurs, de chanter silencieusement. Cette écriture là n'a pas véritablement de voix, si ce n'est celle des yeux de la lecture.
Je ne photographie pas davantage par choix. Parfois, un rebond de lumière me convoque et m'oblige à répondre à son injonction par une prise de vue, guère plus. Sauver une apparence ! L'éphémère me fascine et m'épuise à la fois. Je ne suis pas bâti pour vivre au vingt cinquième de seconde. Pourtant, ce qui m'a piqué, brûlé et m'importe au plus haut point m'est toujours advenu instantanément, de manière inattendue.
Avec ses années d'incubation, ses mois de préparation, ses heures de réalisation, la marche échappe-t'elle à cette disposition d'esprit ? Paysages, ambiances, distances, chemins, sentiers... ont certes creusé de profonds sillons dans ma mémoire, mais, de fait, ce qui m'a non seulement touché mais irradié fût aussi rare, fulgurant, imprévisible que le déclic de l'écriture et de la photo.
Peut être est-ce ma lenteur d'hypernerveux qui me rend trop rapides les signes que m'adresse le monde ? Je préfère penser que c'est dans l'éphémère, le ténu, le délicat, le fragile... que tremblent mes chances d'enchantement.