De la marche

"Attacher son char à une étoile et exiger de son corps qu'il suive son regard."

Jean Franco

Apprentissage de la marche - La marche au long cours - Lung gom-pa

 

 

Apprentissage de la marche

Non, quoiqu'en dise la chanson, la marche ce n'est pas mettre un pied devant l'autre et recommencer !

Entre 9 et 18 mois, le bébé humain s'emploie d'abord à se lever et à se tenir droit puis à marcher. Des premiers pas mal assurés aux grandes traversées de quelques mètres, quelques mois ont suffi pour maîtriser l'équilibre particuler de la marche. L'enfant est devenu bipède !

De pas en pas, la maîtrise de la marche s'affermit. Marcher devient si naturel que l'on n'imagine pas tous les progrès et perfectionnements possibles.

Que le terrain change, devienne instable ou raboteux, glissant, truffé de pièges et la belle assurance s'évanouit, montre les limites. Apprendre à marcher en terrain varié permet de faire un pas de plus dans la maîtrise. Porter une charge, cotoyer le vide, surmonter la fatigue, progresser en manquant de visibilité, endurer des condition climatiques défavorables constituent un niveau supérieur d'adaptation. Enfin, franchir aisément et rapidement de grandes distances en altitude représente une sorte de consécration, d'accomplissement ultime pour un marcheur.

Un monde sépare la courte promenade dominicale, sur sol plat et lisse, des compétitions de marche athlétique, à tel point que l'on peut se demander s'il s'agit encore de la même activité, portée à la limite, ou du résultat d'une conception pervertie du sport ayant dévoyé la locomation à pieds.

Dès que la progression bipède dure, s'exerce à un rythme élevé, sur de longues distances , dans des conditions difficiles, le marcheur ne peut plus se contenter des acquis de l'enfance, de sa forme du moment. Il va devoir multiplier et approfondir diverses adaptations physiques et mentales, intégrer et apprendre à mobiliser toutes les ressources nécessaires.

Les problèmes d'équilibre dynamique de base ont été généralement plus ou moins bien résolus, de manière quasi-instinctive, aux alentours de 18 mois. Les funambules et autres équilibristes nous montrent à quel niveau de perfection certains humains parviennent à se hisser. Nous trouverons autant d'exemples en matière de vitesse, d'endurance, d'agilité, de performances en altitude... Bref, pas de progression sans apprentissage et entraînement !

A ceux qui considèrent que la marche est instinctive, ne nécessitant qu'un peu de volonté pour durer, signalons, par exemple, que même la sensation de soif n'est pas suffisante pour prévenir la déshydratation car c'est une alerte trop tardive de l'organisme qui souffre.

La marche est une activité plus complète qu'il n'y paraît, humainement plus épanouissante que l'on imagine, tout en nous reliant à notre ancestrale et toujours actuelle nature de bipède plantigrade.

La marche au long cours

Démarche

 

De l'utérus à l'air des cîmes

Sait-on jamais pourquoi l'on se livre à telle ou telle activité ? Est-ce le nomade ancestral qui se réveille en moi ? Une chose est sûre: c'est la montagne qui m'a amené à la marche et non l'inverse. La campagne me poussait davantage vers des rêves motorisés. Je ne vais pas prétendre que je marchais déjà beaucoup dans le ventre de ma mère pour attester de précoces dispositions !

Sans doute ai-je engrangé, dans mon enfance campagnarde, des impulsions à élargir mes horizons habituels, mais est-ce les collines natales ou les livres d'aventure de la bibliothèque verte qui furent déterminants ? Si mes réussites en sport individuel ou collectif avaient fait vibrer les foules me serais-je tourné vers la nature ?

Les grands espaces m'avaient frappé lors des voyages scolaires, alors que j'avais une dizaine d'années - ma mère aussi ! - J'ai ramené de la montagne le souvenir d'une gifle mémorable et peut-être salutaire, pour avoir gambadé un peu trop librement à son goût.

C'est à mon beau-frère béarnais que je dois mon initiation à la marche en montagne, treize ans plus tard. Initiation progressive, enraçinée dans l'imaginaire. J'avais 23 ans et demi et c'était en juillet 1967. Mes premières conquêtes ont ainsi toutes revêtu une grandeur hymalayenne. La tête sollicitait les rêves et les jambes suivaient.

Je suis resté fidèle aux Pyrénées, non seulement par commodité et attachement sentimental mais aussi par volonté de les connaître intimement. Et mon goût pour la marche n'est jamais véritablement sorti de ce cadre exceptionnel.

J'aurais pu dériver vers l'escalade pure, mais il me répugnait d'avoir à consacrer toute mon attention à la seule progression ne serait-ce que quelques heures. Avant tout, je suis un contemplatif. D'autre part, la fréquentation des sommets, en augmentant d'année en année, en transformait l'austère ambiance.

Des perles au collier

Le prestige des sommets s'étant émoussé, les retours de course restant toujours moins exaltants que les départs, l'idée de séjourner plus longtemps en altitude germait en moi, silencieusement. Le projet de traversée des Pyrénées de Georges Véron arrivait à point pour réorienter ma pratique ou plus précisément pour accomplir mon approche personnelle de la montagne.

La Haute Randonnée Pyrénéenne proposait, au fil des pas, de relier tous ces souvenirs éclatants glanés au cours des années précédentes, de former un collier avec les perles précieuses que j'avais patiemment façonnées.

Mes deux premières tentatives de traversée en équipe familiale échouèrent, en 1972, après 11 jours de marche qui nous menèrent de l'océan au Pic du Midi d'Ossau, et en 1973, après quatre jours de marche seulement. En 1974, nous repartions pour cette haute randonnée, beaucoup moins chargés, sans chien, avec l'appui d'une voiture ravitailleuse et une formidable envie de réussir.

C'était sans compter avec le terrain, qui mit hors jeu, en quatre jours seulement, mes trois coéqipiers. Continuant seul, j'ai eu la chance de traverser cette montagne multiple qui m'a marqué à jamais avec ses sentiers, ses horizons, ses ambiances, ses paysages.

L'aventure intérieure

Les Pyrénées m'ayant laissé passer en 1974, j'aurai dû m'estimer heureux d'avoir survécu à cette aventure que je m'étais juré de ne plus jamais tenter après avoir échappé de justesse à la foudre, à la morsure de vipère, au brouillard, à la folie.

Mais ce que j'avais découvert, entrevu seulement, à travers ma fatigue et ma peur, m'était resté infiniment précieux: Passé un certain seuil, quand on arrive au bout de soi-même, l'être se dégage de lui-même et s'ouvre à la pure contemplation. Jamais je n'oublierai cette mer bleue, fleurie de voiles blanches, telle qu'elle m'est apparue à l'arrivée de ma traversée des Pyrénées. Je ne l'admirais pas. Elle m'entrait dans le corps. J'étais devenu cette mer. Tout oublié, extasié, comblé et surpris. Le surnaturel s'était fait réalité, un moment de splendeur incomparable.

Quand on revient sur terre, après avoir vécu ces moments inimaginables d'extase, l'existence reste marquée à vie par ces expériences extrêmes. Et la nostalgie s'installe et vous taraude jusqu'à ce qu'un nouveau projet vous désenlise.

Ce projet, le voici, tout ruisselant de passion et de rêve, dans ses habits d'ascète: Traverser les Pyrénées en solitaire, d'Hendaye à Banyuls, en vingt jours consécutifs de marche, par les crêtes et les sentiers de haute randonnée, tout en me gorgeant de silence, d'espaces, d'infini, en m'épurant de moi-même pour retrouver mon chemin d'étoiles. Celà exige de franchir plus de 700 km en tout terrain, par tout temps, d'absorber plus de 80.000 mètres de dénivelé en plus d'un million de pas. Et ceci en 8 jours de moins qu'en 1974, avec 15 années de plus. Cette performance sportive étant le moyen non seulement d'exprimer un certain art de la marche rapide en montagne mais surtout d'accéder à la contemplation la plus parfaite possible, source de plénitude et de connaissance approfondie. Il ne s'agit donc pas de reculer ses limites pour conquérir un record insensé, pour affirmer l'orgueilleuse supériorité d'une musculature et d'une volonté, pour devenir le héros du paysage, mais de les franchir pour atteindre mon paradis de marcheur contemplatif.

Préparation

La traversée intégrale des Pyrénées en 20 jours, par l'itinéraire envisagé, nécessitait la maîtrise de l'adaptation des moyens de progression rapide aux contraintes du milieu environnant.

Adaptation aux contraintes liées à la distance à parcourir

La distance journalière moyenne à parcourir représentait environ 35 km soit un peu plus de 700 km en moins de trois semaines.

- Celà supposait un entraînement conséquent à la marche de fond car, si la course était parfois possible ou même nécessaire sur sentiers, routes ou chemins, elle n'offrait pas la même sécurité en tout terrain, notamment pour les articulations des membres inférieurs, et consommait généralement plus d'énergie par unité de temps. Durant 6 mois, mon entraînement quasi journalier a comporté soit une séance de course sur route de 10 km en allure d'endurance (13,5 km/h) ou de résistance (15km/h), soit une séance de marche rapide de 10 km, 20 km, 30 km (8,5 km/h). Un test sur 100 km permettait de situer mes performances sur route, en terrain vallonné, à 8,70 km/h de moyenne sur 50 km, à 7,89 km/h de moyenne sur 100 km. Ces chiffres me faisaient considérer que, sur chemin plat, j'emploierai environ 50% de mes moyens pour progresser à 4,5 km/h. Il importe que les efforts fournis quotidiennement puissent se renouveler après un temps de récupération relativement court, d'où l'importance d'une grande forme physique et d'un dosage optimal de l'effort grâce notamment à l'usage d'un cardiomètre.

- La prévention des erreurs de navigation, qui repose sur l'utilisation rationnelle des instruments de bord (boussole, altimètre, montre ), des cartes géographiques et des schémas topographiques, ainsi que sur l'expérience du terrain, est d'une très grande importance pour la réussite du projet de traversée. Le marcheur doit se doubler d'un bon navigateur sous peine de s'égarer, de ne pas terminer l'étape, et parfois même de ne pas pouvoir la commencer en cas de brouillard très épais, et , dans tous les cas, de gaspiller par stress beaucoup de précieuse énergie.

- L'alimentation doit maintenir les équilibres physiologiques du marcheur pour prévenir la deshydratation, l'hypoglycémie, l'acidose, les carences vitaminiques et en sels minéraux que tend à provoquer l'effort prolongé. L'équilibre mental trouvera aussi un appui à la fois physiologique et psychologique non négligeable dans l'alimentation, qui constitue souvent un bon remède contre la lassitude. Le marcheur navigateur doit donc se faire aussi restaurateur averti. L'utilisation d'un équipement spécial (gilet multipoches et gourde à pipette), permettant des prises régulières et fréquentes de boisson glucosée et d'aliments reconstituants en cours d'effort, est un facteur de progression soutenue sans agression du milieu interne. La qualité de l'alimentation, en protégeant et favorisant la santé du marcheur est aussi une garantie supplémentaire de progression.

- La prévention des traumatismes de la marche passe par une hygiène corporelle et des soins appropriés, notamment des pieds, mais aussi par un équipement particulièrement adapté (vêtements, chaussettes, chaussures). L'adoption de semelles absorbant la quasi totalité de l'onde de choc des pas, épargne, surtout en descente, beaucoup de fatigue et atténue les risques de micro-traumatismes.

Adaptation aux contraintes liées au temps

La succession d'étapes longues imposait des temps suffisants de récupération, proportionnels aux efforts fournis, or la longueur des étapes tendait à réduire ces temps de repos indispensables. La rapidité de la marche était un moyen d'écourter sa durée et d'augmenter le temps de récupération, mais un effort plus soutenu tendait à allonger le temps de repos nécessaire. Il y avait donc un optimum à trouver entre temps de marche et temps de récupération, d'autant plus difficile que la distance n'était pas le seul paramètre en cause dans la longueur des étapes.

D'autre part, toutes les plages de temps d'une journée ne sont pas équivalentes en termes de progression: La nuit ralentit la progression du fait d'une visibilité réduite gênant l'anticipation des pas; Les heures chaudes de l'été, entre 11h et 16 h, ne favorisent pas les performances; Les risques d'orage, augmentant en fin d'après midi, commandent de terminer les étapes assez tôt, ce qui va dans le même sens que l'exigence de temps de récupération suffisants.

La plage optimale pour la marche d'été en montagne s'étend de l'aube à 11h, représentant donc 6 h environ... lorsqu'il fait beau temps !

En fait, l'irrégularité des conditions climatiques entraîne ipso facto l'irrégularité de la longueur des étapes et les temps de récupération se trouvent inversement proportionnels aux efforts produits. L'organisme va donc se trouver contraint de puiser dans les réserves du capital santé accumulé en cours d'année. D'où les risques d'épuisement physique et nerveux en cas de conditions atmosphériques durablement défavorables.

La prévention de tout gaspillage du précieux temps de récupération passait par une organisation sans faille de la vie quotidienne au cours de la traversée (Préparation du sac à dos, changement d'habits, de chaussures, soins, repas...) et par un équipement de couchage confortable, que le fourgon, ravitailleur et d'hébergement, fournirait le plus souvent à moindre coût d'énergie.

Adaptation aux contraintes liées au relief

Le dénivelé total journalier moyen était d'environ 4000 mètres, avec une proportion variable de montées et de descentes étalées sur 35 kilomètres environ. L'organisme devait être entrainé à ces efforts particuliers d'intensité variable, nécessitant des qualités plus ou moins antagonistes d'endurance, de résistance, de puissance, de souplesse.

- Cet entrainement a consisté à multiplier les sorties en montagne, dès que le manteau neigeux le permettait sans trop de risques, et d'enchaîner des parcours variés, plus ou moins chargé, à vitesse plus ou moins élevée. Il importait d'évaluer précisément mes possibilités de progression sur différents terrains afin de pouvoir moduler finement l'allure ultérieure de traversée. Je savais pouvoir compter, si nécessaire, sur une capacité de gravir plus de 500 mètres de dénivelé à l'heure avec une charge de 40 kilos, plus de 800 mètres avec 12 kilos, et jusqu'à 1200 mètres avec 6 ou 8 kilos et l'aide d'un bâton ou d'un long piolet, une fois parfaitement acclimaté.

- L'acclimatation à l'altitude, préalable à la tentative de traversée, était un facteur important de réussite, car elle permet de tirer pleinement parti en haute montagne de ses possibilités physiques et constitue une économie d'énergie considérable.

- Les sols, plus ou moins raboteux, exigeaient un travail très éprouvant des membres inférieurs, qui devaient être particulièrement entrainés à fonctionner souplement, avec amortissement maximal des cuisses, et réclamaient une attention soutenue pour économiser l'énergie dépensée, prévenir les accidents ligamentaires ou articulaires. La régulation de la vitesse de marche était aussi un moyen supplémentaire de doser les efforts réclamés à l'organisme.

- Un équipement adapté, notamment en chaussures, constituait un atout certain pour progresser rapidement et sûrement en tout terrain. Je comptais utiliser quatre sortes de chaussures, selon le terrain et les conditions atmosphériques: des chaussures de jogging pour les routes et les chemins plats; des chaussures de walking pour les sentiers sans difficulté; des chaussures de randonnée légère pour les parcours faciles hors sentier; des chaussures semi-armées pour les cinq étapes de haute montagne. Mais il convenait aussi de ne pas trop se charger, et parfois même de s'alléger, pour économiser mes forces chaque fois que les conditions le permettraient.

Adaptation aux contraintes liées aux conditions climatiques

Les intempéries et les changements brusques de température ne sont pas rares en été dans les Pyrénées. L'équipement adapté n'était pourtant qu'un aspect de la solution à élaborer.

Progresser par tout temps en montagne sur un parcours de crêtes et de sentiers de haute randonnée constitue un défi qui peut sombrer dans l'absurde ou le comportement suicidaire en cas d'orage violent ou même en cas de brouillard en certains endroits accidentés. Il importait de se préparer mentalement à affronter les intempéries, mais dans certaines limites seulement, car, au delà, il faut savoir suspendre sa progression ou renoncer à sa tentative si le danger de mort est patent.

- La protection contre la foudre exige de quitter sans délai les endroits les plus exposés et de se replier autant que faire se peut vers une zone moins exposée ou un endroit abrité.

- Le brouillard exige une navigation aux instruments qui trouve sa limite dans certains endroits trop délicats pour être trouvés ou abordés sans visibilité suffisante.

- La pluie constitue un risque de blessures pour les pieds si l'on ne parvient pas à empêcher l'humidité de ramollir les chairs soumises à rude épreuve. Une combinaison et des guêtres imperméables et respirantes, des chaussures bien imperméabilisées permettent de pallier ce risque. Mais la progression sera souvent ralentie en raison des risques augmentés de chute sur terrain glissant.

- La chaleur nécessite aussi un équipement adapté pour prévenir insolation, brûlures de la peau et surtout la deshydratation. Une perte d'eau de 2% entraîne 20% d'abaissement des performances.

- Le froid, relatif en été, est source de refroidissements d'autant plus rapides que les vêtements sont souvent mouillés de pluie, de brouillard, de sueur. Un équipement de rechange, soigneusement tenu au sec dans le sac à dos, reste indispensable pour faire face, le cas échéant, à un arrêt prolongé ou à un changement brusque de température.

- Le stress:

L'usure nerveuse du randonneur solitaire en montagne, consécutive à la fatigue accumulée, peut brusquement s"aggraver en cas de très mauvais temps rencontré dans un endroit exposé, en cas d'erreur sévère d'itinéraire dans le brouillard, en cas de souffrance trop prolongée de la chaleur ou du froid. L'endurance nerveuse s'émousse au fil des jours et un simple coup de soleil sur les épaules peut transformer le portage du sac à dos en calvaire insupportable. Une préparation mentale axée sur l'appropriation des buts et de la signification profonde de la tentative de traversée, sur la résistance aux difficultés incontournables de la randonnée, sur la remotivation, est nécessaire.

Adaptation aux contraintes liées à l'isolement

Les services d'un fourgon ravitailleur et d'hébergement atténuent certains effets de la fatigue physique et mentale du randonneur solitaire, permettent une alimentation plus saine et plus variée et de soins plus adaptés, brisent le soliloque au profit de la communication sociale.

Mais l'alternance de solitude et de compagnie n'est pas toujours bénéfique au moral car il faut chaque jour s'arracher à la chaleur du camp de base pour se confronter seul à la montagne.

S'ajoute aussi le souci du devenir de l'équipage et du ravitaillement, qui fragilise l'engagement du marcheur.

Le randonneur solitaire est plus que tout autre tenu de respecter une certaine marge de sécurité personnelle, s'il ne veut pas se retrouver à charge de la collectivité. Face à la barrière pyrénéenne à franchir, les risques d'accident, d'épuisement, face à ses peurs pouvant dégénérer en panique, le marcheur seul en montagne demeure très fragile, vulnérable.

La volonté d'accéder à cet au delà de soi-même, où motivations, fatigue, toxines, endorphines ne permettent plus d'évaluer en toute lucidité les risques encourus, représente un danger potentiel énorme pour l'isolé guetté par la folie.

Cette suite d'épreuves rapprochées, qu'il s'agit de surmonter pour réussir, exige un engagement quasi total de l'être, obligé de puiser dans toutes ses réserves vitales pour restaurer ses équilibres menacés. Une occasion de promotion humaine !

Lung gom-pa

Pour celui qui ne souffre d'aucun handicap physique, le pouvoir du corps est source de plaisir depuis l'enfance. Mais c'est d'émerveillement qu'il faut parler après la découverte de l'extensibilité de ses possibilités.

Quand on a tourné le dos à la compétition et au culte de soi, le vol d'un oiseau, la course d'un cheval, les bonds d'un chamois deviennent admirables, sans ombre de jalousie.

Et puis un jour au hasard d'une lecture j'apprends, par Alexandra David-Neel, l'existence des lung-gom-pa, ces lamas tibétains capables de franchir rapidement et sans fatigue des distances effarantes.

De quoi aiguiser la curiosité du jeune montagnard enthousiaste que j'étais. Durant plus de trente ans, faute d'informations supplémentaires sur ces hommes-vent, j'ai rêvé de cette légèreté, de cette extraordinaire aisance à se jouer des distances et des obstacles.

Echappé d'une bibliographie, un livre est venu lever un coin du mystère entourant ces infatigables coureurs bondissants. En voici un extrait pour la soif. Seul l'ouvrage de Lama Anagarika Govinda, édité chez Albin Michel en 1984, peut désaltérer.

"Le premier récit d'un témoin du lung-gom-pa à parvenir en Occident est probablement cette description vivante qu'en a donné Alexandra David-Neel dans son célèbre ouvrage "Parmi les mystiques et les magiciens du Tibet". Un jour qu'elle traversait un vaste plateau, elle remarqua au loin une minuscule tache noire qui se déplaçait et qui éveilla sa curiosité; elle traversait en effet un désert d'herbe au nord du Tibet, et depuis plus de dix jours elle n'avait pas vu un être humain. Ses jumelles lui permirent de reconnaître dans la tache mobile un homme dont '"la démarche était singulière et qui avançait étrangement vite". Lorsqu'il fut arrivé à une petite distance, elle put "distinguer nettement sa face impassible et ses yeux largement ouverts qui semblaient contempler fixement un point situé quelque part, haut dans l'espace vide". Le lama ne courait point. Il paraissait s'enlever de terre à chacun de ses pas et avancer par bonds, comme s'il était doué de l'élasticité d'une balle. "Nous pouvions, ajoute-t'elle, remarquer la régularité étonnante de ses pas élastiques se succédant aussi mesurés que les oscillations d'un pendule".

 

 
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