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Juillet 1974 - Sixième étape: Col de Burdincurutcheta - Port de Larrau
Vix
a risqué un oeil vers l'intérieur de la tente: "Ce n'est pas vrai, ça
recommence !" semble-t'il s'exclamer, en constatant les préparatifs du
départ. Pour bien montrer qu'il n'est pas volontaire, il se met à
respirer bruyamment comme un chien profondemment endormi, espérant que
l'on va l'oublier. Nous l'abandonnons à sa comédie pour rejoindre le
col de Burdincurutcheta noyé dans le brouillard.
Devant
ce mauvais temps, Catherine me propose un jour de repos sans trop y
croire. Quelques instants plus tard, sa voiture disparaît, me laissant
seul sur un frêle sentier à flanc du pic des Mendibels. Les instruments
d'orientation à la main, j'avance rapidement vers le prochain repère.
Trés vite, mes chaussures acceptent toute l'humidité qui se présente.
J'ai peur de m'abîmer les pieds, mais qu'y faire ! Une ombre surgit du
brouillard sur le même sentier que moi: C'est un berger, éberlué de me
renconter là. Je lui demande si je suis dans la bonne direction. Il me
rassure, et se rassure à son tour en voyant l'altimètre et la boussole.
La visibilité ne dépasse pas un mètre, autant dire qu'on est aveugles !
Les
repères se noient dans cet océan grisâtre. L'incertitude m'aiguillonne.
Un col, des rochers qui se révèlent blanchâtres, un petit enclos à
moutons fantomatique: le col de Burquidoy, c'est bon ! L'émotion
m'encourage à accélérer l'allure, et bientôt c'est la forêt d'Iraty où
les sentiers se transforment en croisées de chemins. Voilà le terrain
de tennis du col Bagargui avec la pluie. Je passe, on ne peut plus
solitaire, parmi les chalets clos. Il me tarde d'entamer la montée de
l'Aloupégnia qui représente la fin des problèmes d'orientation. En
attendant, je me trempe de pluie et de sueur.
Nouvelle
rencontre d'un berger accroupi sous son immense parapluie bleu.
Nouvelle question sur l'itinéraire. La pluie diminue ses coups de dards
et le brouillard s'épaissit. Le sentier m'abandonne au milieu d'une
prairie en plein désarroi: Où se trouve le col de Tharta ? J'avance à
droite, je recule, je tourne, je pars tout droit: rien ! Impossible de
consulter la carte, noyée de buée sous son plastique. J'appelle des
souvenirs inconsistants, j'entreprends des déductions risquées, je
doute, je panique, j'avance au hasard. Un fantôme de cabane délabrée
m'accueille avec son toît aux trois quarts arraché qui laisse
l'humidité s'infilter partout. Pour me calmer et me clarifier les
idées, je décide de casser la croute. Celà fait du bien à l'estomac,
mais ne dissipe pas le brouillard. En claquant des dents, j'avale
quelques provisions poussées par une eau qui me coupe la gorge.
Nouveau
départ en zigs-zags pour repérer la crête de cette croupe herbeuse.
Enfin, la première palombière du col de Tharta fait son apparition,
juste au pied de l'Aloupégnia. Rude grimpée, rythmée par la silhouette
des palombières, qui débouche sur une crête de plus en plus étroite. Je
ne peux qu'imaginer le vide à droite et à gauche masqué par le
brouillard.
Me
voilà sur les pentes du pic d'Orrhy, après un décrochage de la crête.
J'avance plus calmement vers le sommet lorsque, brusquement, je crêve
le plafond du brouillard. Le soleil m'inonde de chaleur et
d'allégresse. J'accélère l'allure jusqu'au sommet proche. Petites
minutes de joie. Du coup, mon estomac a droit à quelques friandises !
Puis
c'est la descente à l'estime vers le port de Larrau, terme prévu de
cette étape. Quelques escarpements m'obligent à chercher des prises de
main. Rencontre d'un groupe de marcheurs à qui j'annonce, fièrement,
qu'ils vont à la rencontre du soleil. J'atterris enfin sur l'immense
parking goudronné du port de Larrau où un vent glacé et violent
m'invite à ne pas séjourner. Pas de trace des ravitailleurs, mais j'ai
plus de deux heures d'avance sur notre rendez-vous.
J'essaie
de trouver refuge dans une palombière, mais je dois très vite battre en
retraite, les yeux remplis de terre arrachée par le vent aux mottes des
murs. Voici une construction plus sérieuse, en grosses pierres, dans
l'axe du parking. J'enfile tous les vêtements disponibles, ce qui ne
suffit pas à barrer la route au froid. Je couvre le mur avec une toile
en nylon qui, malgré des blocages de fortune, menace de s'envoler à
tout moment. Et là, dans le froid pénétrant, la brume, le vent, les
claquements de la toile, je médite sur la condition des alpinistes
naufragés. Les fesses et le dos meurtris par des pierres, recroquevillé
sur moi-même, secoué de tremblements et claquant des dents, j'attends
le sauvetage.
Je
me vide de volonté comme les pierres qui m'entourent, j'endure les
éléments hostiles. Au fil des heures, je me demande si un accident de
circulation n'aurait pas cloué mes ravitailleurs sur quelque route
basque. Mais je reste immobile, avec une seule idée: tenir ! Le vent
hurlant tente de saper ma résistance, joue à imiter le bruit de moteurs
qui n'arrivent jamais.
Enfin,
voici ces amis qui surviennent dans ce décor hallucinant. Une
silhouette boitillante leur apparaît, qui leur fait craindre
l'accident. C'est qu'ils sont accérés les gravillons quand on marche en
chaussettes ! Moments intenses d'émotion, de soulagement, de bien-être,
de joie. Catherine et Tizou sentent qu'ils viennent de réaliser un
sauvetage tandis que la montagne pointait ma fragilité.
Les
éléments naturels nous inspirent une profonde humilité qui va baigner
tout le reste de la soirée avec le souvenir vivant de ces moments
partagés.