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Juillet 1974 - Cinquième étape: Col de Roncevaux - Col de
Burdincurutcheta
Le
signal du lever ébranle les dormeurs. Les uns s'habillent en se
tortillant sous leur tente, les autres s'épanouissent dans la chaleur
de leur duvet. La joie de partir et les regrets de rester s'estompent
au rendez-vous du brouillard. Un petit animal hardi, sorte de rat coupé
d'écureuil, se jette sur les miettes de notre repas. Tizou appréhende
beaucoup cette étape à l'aveuglette. Chacun s'applique en vain à le
rassurer, craignant secrètement de ne pas terminer l'étape.
Depuis
près d'une heure, une petite route goudronnée guide nos pas quand, tout
à coup, le brouillard dégringole dans la vallée comme une gigantesque
avalanche. Le plafond s'affaisse, se déchire, et, radieux, le soleil
levant nous baigne de lumière orangée. Le paysage se révèle, les
aveugles recouvrent la vue et la joie de vivre. Intense moment de
contemplation. Le vent, balai invisible, pourchasse les lambeaux de
brouillard qui s'accrochent aux têtes des arbres et aux creux des
vallons. Nous savourons la retraite des moutons blancs dans la montagne
multiple et fraîche. Nous renaissons. L'allégresse fait danser notre
marche. Mais le brouillard n'a pas dit son dernier mot. Bientôt, il
faut nous contenter du souvenir de ces moments heureux.
La
voie romaine ne se ressemble plus dans cette purée ! Quelques centaines
de mètres, une descente qui paraît s'éterniser, puis c'est le doute :
Sommes-nous sur le bon chemin ? Il y a de la brume aussi dans nos
souvenirs ! Mon inquiétude l'emporte et nous quittons le chemin pour
traverser à flanc dans un décor cotonneux. Nos chaussures se
remplissent d'eau et pas le moindre indice auquel se raccrocher. Nous
débouchons sur une sorte de col d'où part un chemin forestier : La voie
romaine ? L'inquiétude avive notre allure. Sortie du bois : Pas de
cabane ! Cela fait un choc dans la poitrine et on panique un peu.
Brusquement, les ruines d'une cabane, arborant un magnifique signe
rouge et jaune, surgissent à notre gauche. Serait-ce le vent qui l'a
déplacée, ou le temps qui a dérangé nos souvenirs ?
Une
petite échelle franchissant une clôture barbelée serait la bienvenue
dans ces parages... La voilà ! Nous sommes soulagés, car désormais sûrs
de notre itinéraire, et fonçons vers le col d'Arnoustéguy. Là, nous
devons consulter la boussole pour choisir entre les nombreux sentiers
que nous proposent les moutons espagnols. En route vers un petit col
peu évident, qui permet de contourner par le Sud la montagne Urculu.
Nous y voici ! Tranquilles pour plus d'une heure de marche, nous nous
installons pour gaiement casser la croute. Les souvenirs de gags
télévisés fusent vers le brouillard qui plane sur nos têtes. Nous en
avons abattu du chemin depuis ce matin !
Nos
estomacs pleins de gratitude nous encouragent à reprendre notre marche.
Descendant dans une vallée, la visibilité devient bonne. Aux abords du
col d'Orgambidé, un ballet de vautours nous arrête un instant, puis, en
suivant le rebord de la cuvette karstique d'Idopil, nous grimpons vers
le brouillard. Jacques et Solange, qui ont reconnu l'itinéraire avant
cette traversée, ouvrent la marche. Ils sont tout heureux de retrouver
les palombières d'un col noyé dans la grisaille puis le passage clé
pour aller au pic d'Errozaté. Bravo ! Mais un vague sentier finit par
nous trahir en nous abandonnant au fond d'une cuvette. Merde !
Tâtonnements anxieux sur la droite et sur la gauche, on descend, on
remonte et nous jetons notre langue au chat. Tizou, qui tout à l'heure
descendait à reculons pour épargner ses pieds douloureux, n'est pas à
la fête dans ce naufrage. Il s'assied à côté de Jacques découragé,
tandis que Solange s'obstine à chercher un repère vers la droite. Des
sonnailles résonnent, qui semblent loin au dessous de nous. Après
quelques fragiles déductions, je décide d'explorer droit devant nous.
Jacques, fataliste, pense que l'on trouvera bien une cabane de berger
d'ici ce soir pour y passer la nuit, ce qui ne rassure pas mais pas du
tout notre Tizou fatigué .
A
quelques pas de là, Solange a trouvé le ravin à droite, et, tout droit,
j'ai trouvé la borne frontière 221 ainsi qu'une large piste qui semble
indiquer le col d'Errozaté. Confirmation du topo-guide. Nous nous
précipitons vers notre soulagement. Tizou, méfiant, demande si la suite
du chemin nous est bien connue. Puis, chacun laisse parler son appétit
retrouvé.
A
notre grand étonnement, les bergeries s'avèrent trés près au dessus de
nos têtes. "C'est à l'opposé que nous nous apprétions à les chercher"
note Tizou, dont la confiance en ses compagnons montagnards vient
encore de décliner. Sacré brouillard !
Discussion
sur la direction à prendre: Solange, s'appuyant sur ses souvenirs,
propose de monter avec la piste vers les bergeries. Me référant au
topo-guide, je pense qu'il faut descendre. Va pour la descente qui
devrait cesser bientôt pour gagner les crêtes et s'y tenir jusqu'au col
d'Irau. Hélas, on ne cesse pas de descendre, on ne regagne pas les
crêtes, et c'est un long détour qui s'annonce. Le soleil vient nous
narguer, alors que nos pieds souffrent sur la piste interminable. Le
moral est touché par cette monumentale erreur, par la fatigue aussi.
Lentement, écrasés de chaleur, on approche du col d'Irau. Montagne
changeante !
Solange
souffre beaucoup des pieds, au point que chaque pas lui coûte une
grimace. Arrivée au col d'Irau, elle se déchausse et envisage même de
continuer pieds nus. A la file indienne, silencieux, nous nous
acheminons péniblement vers le col de Burdincurutcheta. Cette marche
monotone d'automates entame nos dernières forces. Un couple de
randonneurs motocyclistes craignant nos réactions égaye un instant
notre colonne, alors que nous touchons au but. Tizou ne sait plus
comment finir l'ultime descente pour économiser ses genoux et ses
pieds: Il titube. Et c'est enfin l'affalement général à proximité de la
petite route qui doit amener nos ravitailleuses. Arrivée sans joie où
chacun s'abandonne à sa fatigue. Solange examine les dégâts sur ses
pieds, Jacques est découragé par la répétition de ces épreuves
physiques et morales, Tizou est écrasé de fatigue. Il me semble que je
suis le moins éprouvé de l'équipe.
Catherine
et Vivi arrivent, contentes et détendues. Elles se sont bien reposées
et ont retrouvé le soleil qui panse les mauvais souvenirs. Les
marcheurs se laissent guider vers un emplacement pour camper. Le site
est merveilleux avec des chevaux à volonté et un coucher de soleil sur
les montagnes basques à couper le souffle. On se remplit les yeux de
cette magnifique soirée, mais celà ne suffit pas à guérir les pieds de
Solange ni le moral de Jacques, qui décident d'abandonner. Vivi joue l'
infirmière auprès de Tisou épuisé. Catherine ne se sent pas d'attaque
pour reprendre la traversée. Je me retrouve donc seul à préparer mon
sac pour le lendemain.
L'étape
qui m'attend pose de sérieuses difficultés d'orientation par mauvais
temps, mais j'espère le beau temps: Alors qu'importe cet horizon qui se
bouche ! Vivi m'a donné une pommade pour soigner les crevasses des
seins, que Catherine passe sur la plante de mes pieds malmenés depuis
le départ d'Hendaye. Ce geste, sait-on jamais, sera peut-être salutaire
pour la suite de cette traversée.
Le
repas est l'occasion de tenter d'organiser la déroute. La voiture
ravitailleuse ne peut pas me ravitailler, rapatrier Jacques et Solange,
ramener Tizou et Vivi en Dordogne, transporter le matériel, le chien et
cinq personnes. Après un débat embrouillé, il ressort que, demain,
Jacques et Solange iront récupérer leur voiture à Biriatou, et que les
tentes resteront plantées au même endroit pour une deuxième nuit. Le
camp sera transporté à La Pierre St Martin après demain. Dans trois
jours, Tizou et Vivi rentreront en Dordogne avec Vix, laissant
Catherine en passant par Salau où notre seconde voiture attendait les
Talmanses pour nous ravitailler à partir de l'Ariège. Cette voiture
prendra donc son service un peu plus tôt. Jacque et Solange assureront
mon ravitaillement en cours d'étape, pendant cette récupération de
véhicule. Ils iront, ensuite, chercher leur fille pour l'emmener en
montagne. A tout hasard, un rendez-vous est pris aux alentours de
Gavarnie. Ainsi, les trois couples vont s'acheminer vers leur autonomie
et rester en bonne entente.
Bien
sûr, je reste le seul à espérer réaliser ce rêve fou de traverser les
Pyrénées, mais chacun sait le prix qu'il me faudra payer chaque jour
pour conserver ce privilège. Celà atténue les regrets. Je me sens bien
petit devant ce dédale de montagnes, mais toutes mes forces sont
maintenant bandées pour essayer de passer jusqu'à la mer. La mer !
Le
sac est bouclé. Les bras de Morphée m'emportent au paradis des
marcheurs fatigués.