23 Juillet 1974 - Quatrième étape: Col d'Ispéguy - Col de Roncevaux
C'est
déjà l'heure de se lever ! Une longue étape nous attend avec plus de
neuf heures de marche et quelques mystères qui ont résisté à une
reconnaissance préalable. Nous nous glissons silencieusement derrière
le poste frontière pour trouver le raide sentier qui va nous éloigner
rapidement des fusils endormis. L'obscurité est totale et le sentier
beaucoup moins évident que dans nos souvenirs. La brume étouffe la
lumière de nos lampes. Nous montons à tâtons vers la forêt qui,
soudain, retentit d'un immense cri sauvage. Pétrifiés, nous écoutons
par trois fois ce cri déchirer le silence. Non, ce n'est pas un rapace
nocturne, ni un blaireau, ni un renard, ni un chat sauvage ! Alors ? Un
lynx ? Et pas de piolets ! Celà se saurait si le lynx s'attaquait aux
humains... Encore que nous ne voulons pas être l'exception qui confirmr
la règle ! En vain, nous appelons le jour de tous nos voeux, pour ne
plus nous sentir aveugles et nus, sans défense. Nous marchons beaucoup
plus près les uns des autres tandis que la forêt se peuple d'ombres
inquiétantes.
Enfin,
l'aube pointe quand nous atteignons le col Néhaïtzeko. Descente vers le
col d'Elhorietta suivie d'une raide montée en lisière de forêt vers la
Hautza, ce nid du brouillard. Nous traversons une hétraie majestueuse
où des signes rouges et jaunes, en forme de V renversé semblent baliser
notre itinéraire. Voici le col, tout perlé de brume, et le sentier qui
traverse le flanc raviné de la Hautza. Nous débouchons sur l'autre
flanc. Contournement de l' Antchola, qui s'achève dans un grand champ
de fougères. Allez trouver une borne frontière dans cette verdure
exubérante ! Le brouillard, fort heureusement, plane au dessus de nos
têtes, et le petit bosquet d'arbres qui cache la borne frontière 109
est nettement visible. Nous fêtons, avec un casse croute, la rencontre
de cette borne tant désirée, que nous avions cherchée en vain lors de
nos deux précédentes tentatives de traversée.
Nouvelle
rencontre avec les signes rouges et jaunes. Le sentier ourle une crête
boisée. Puis nous grimpons sur le dos de l'Abrakou, descendons au col
de Pago Zelhay, contournons l'Urrichla pour tomber sur le col de
Verdaritz. C'est comme une revanche sur nos échecs passés, cette
facilité presque méprisante. Une courte halte sur ce haut carrefour de
pistes et de sentiers pour nous orienter. Les dés sont jetés ! Nous
prenons la route de terre qui monte sur un éperon en face de nous.
Inquiets, nous marchons vite jusqu'à la borne 119 qui nous rassure.
Alors, nous nous laissons glisser jusqu'au village des Aldudes,
escortés de signes rouges et jaunes. Nous sommes heureux d'avoir
échappé aux errements des années passées !
Traversée
du village sans escale, et nous gravissons un sentier taillé dans le
roc vers un col boisé entouré de palombières. Nous voici bientôt sur le
flanc Sud de l'Otsamunho. Quelle montée ! Nous retrouvons nos vieilles
connaissances, les cols de Mizpira, de Méharroztéguy, de Teillary.
Petite excursion dans la forêt pour éviter la route forestière. Arbres
splendides, tapis de feuilles, et enfin le col d'Hauzay. A partir de
maintenant, l'itinéraire nous apparaît limpide, même si les jambes
commencent à s'alourdir de fatigue. Le brouillard redescend vers nos
têtes. Voici le col de Burdincurutch, qui annonce vingt minutes de dure
montée pour atteindre la redoute de Lindux. Les jambes sont de plus en
plus lourdes.
Un
appel nous fait découvrir trois guardias civiles en train de festoyer.
Les casquettes recoiffent les têtes, les armes apparaissent. Nous
approchons pour la corvée des vérifications d'identité sous le regard
soupçonneux des soldats. L'un d'eux nous demande où nous allons.
Réponse tranquille: Au col de Roncevaux - Pas possible, rétorque celui
qui nous a interpellé. - Mais nous avons des papiers, un permis ! Je
pose mon sac et l'ouvre, provoquant le recul précipité des soldats. Les
papiers d'identité, cartes du Club Alpin Français, autorisations de
franchissement de frontière en haute montagne sont entre les mains de
celui qui paraît le chef. Nous attendons la décision, relativement
confiants, vivant avec le préjugé que les autorités espagnoles s'en
laissent facilement mettre plein la vue par les tampons officiels.
Surprise ! Les guardias civiles s'apprêtent à nous rendre nos papiers
en nous refusant le passage. D'après eux, nos autorisations ne valent
rien parce qu'elles ne portent pas de cachet espagnol et que nous ne
sommes pas en haute montagne. Ils nous invitent à retourner sur nos
pas. Pas question ! J'emploie toutes les ressources de mon pauvre
vocabulaire espagnol pour expliquer qu'il existe un traité de
réciprocité entre la France et l'Espagne pour la circulation des
montagnards à travers la frontière, que nous ne sommes pas des
contrebandiers, qu'ils peuvent fouiller nos sacs, que nos ravitailleurs
nous attendent à Roncevaux. En pure perte ! Nos laissers passer font
grise mine dans leurs mains. C'est trop idiot d'échouer si près du but
! Enfin, un argument, lâché en désespoir de cause, finit par porter:
Nous n'avons plus rien à manger, ceci est presque vrai, et nous sommes
fatigués, celà n'a jamais été aussi vrai de la journée. Les trois
hommes sont embarrassés, puis brusquement, ils se décident à nous
laisser passer: Filez ! C'est peut-être la mauvaise conscience de leurs
estomacs pleins qui a parlé !
On
ne se fait pas prier pour obéir... Cinquante mètres au dessus de nous,
le monde du brouillard nous tend les bras. Nous grimpons à tout allure,
en nous séparant pour faire une cible moins tentante. Tout essoufflés,
nous atteignons la redoute de Lindux. La fatigue s'est évanouie, mais
pas la faim ni la soif ! Nous mettons encore quelques centaines de
mètres entre nous et les soldats espagnols, au cas où ils se
raviseraient, puis nous avalons nos dernières provisions. Ensuite, d'un
bon pas délié par les émotions, nous attaquons la piste menant au col
de Roncevaux. Un filet d'eau nous permet enfin d'étancher notre soif.
Nous approchons de la fin de l'étape lorsque nous rencontrons les
Tizous, qui entament leur promenade avec Vix. La perspective de se
trouver sans papiers devant les fusils des guardias civiles les fait
rebrousser chemin, d'autant que le brouillard engloutit le paysage.
Voici
le col routier, qui se noie dans la grisaille. Le vent, le froid,
l'humidité viennent au rendez-vous de la fatigue. L'an dernier, au
terme d'une étape éprouvante, nous n'y avions pas résisté, et le
lendemain avions abandonné la montagne. Malgré la voiture
ravitailleuse, l'inconfort sévit, sape nos nerfs. Même nos
ravitailleurs se découragent. L'appétit se brise dans le froid d'un
bâtiment ruiné. L'équipe paraît une poignée de naufragés ou de rescapés
d'un bombardement. Même le projet d'aller manger une omelette dans une
auberge espagnole proche s'aménie, se refroidit. Tout sonne triste.
L'auberge
a beau nous accueillir gentiment, le moral gèle. Catherine décide
d'abandonner. Pour elle, la traversée est devenue une insupportable
corvée: Toujours marcher, sans regarder, sans prendre le temps de
contempler, puis bouffer et dormir pour recommencer, celà n'a pas de
sens, ce n'est pas des vacances ! Et l'on sent bien, sous les mots
emportés, que c'est un rêve qui se brise, qui agonise? Jacques et
Solange veulent tenter de continuer car ils ne se sentent pas épuisés
et ne veulent pas céder au découragement. Pour ma part, je m'accroche à
cette dernière chance qui se joue en ce mauvais moment. J'ai besoin de
jeter toutes mes forces dans cette aventure qui nous dépasse. Alors
Tizou accepte de nous accompagner demain, laissant sa place à Catherine
dans la voiture ravitailleuse. Nous allons nous coucher sans joie,
abandonnant la corvée des oeufs bouillis au fantôme de Vivi, réfugiée
sous l'abside de sa tente.