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Août 1974 - Vingt huitième étape: Col du Figuier - Banyuls
sur mer
Le
jour est encore loin quand je quitte la tente pour prendre la piste du
Perthus. La lampe électrique découpe des ombres inquiétantes dans les
bois qui m'entourent. Et mes yeux se fatiguent à suivre le faisceau
tremblotant de lumière.
Quand
l'aube paraît, j'ai déjà avalé plus de six kilomètres de cette piste
qui n'en finit pas. Recouvrant une vue normale, j'avance plus vite. Les
chênes liège ressemblent à des promeneurs surpris les fesses en l'air.
Enfin,
j'atterris au col du Perthus, complètement désert en cette heure
matinale: il est six heures. Certes, le reste de l'itinéraire m'est
connu, mais je ne chante pas victoire pour autant, sachant bien qu'une
entorse ou une morsure de vipère peut, à tout moment, me clouer sur
place.
J'emprunte
la petite route du Néoulous, qui offre des vues splendides sur les
Albères. Un agriculteur joue les pilotes d'essai sur son tracteur en
descendant en roue libre, à toute allure. Je compte les bornes
kilométriques en attendant la fin du goudron. Enfin, un raccourci
m'emmène vers le pic des Trois Termes. Soudain, une fringale m'oblige à
un court arrêt pour me restaurer, puis je finis la montée du pic, qui
m'offre le grandiose spectacle des vallées espagnoles. Devant moi, le
pic Néoulous dresse son radio-phare et son relais de télévision.
Une
incroyable ivresse s'empare de moi et me fait marcher à toute allure
vers le sommet, où je ne m'attarde pas un seul instant, enchaînant la
descente vers la fontaine de la Tagnarède. Un promeneur m'indique où
trouver de l'eau potable et je suis tout content de lui apprendre que
je viens de l'Atlantique, tant pour le remercier que par besoin de
partager ma joie. Il se montre admiratif.
Après
m'être rafraichi, je repars, la gourde pleine, tandis que les vaches
ruminent sous les arbres, désertant la crête. Serait-ce un signe
d'orage ? A l'horizon, de gros nuages s'élèvent de la mer invisible.
C'est comme si toute la Méditerranée s'évaporait sous ce soleil
impitoyable.
Trés
excité par la perspective de réussir, de réaliser mon rêve de traversée
des Pyrénées, je me mets à courir, tirant sur les bretelles de mon sac
à dos pour l'empécher de me battre les reins. Parfois, je m'impose de
reprendre le pas, mais l'allégresse l'emporte toujours et je reprends
ma course vers la côte.
Le
pic Sailfort m'impose un rythme plus raisonnable. Soudain, alors que
j'approche de son sommet, un immense sourire bleu me transperce et je
finis ma grimpette en scandant Mé-di-ter-ra-née. La joie n'en finit pas
de rebondir en moi et je ris comme un perdu.
La
descente du Sailfort multiplie les épineux. Il ne me reste plus que le
piton de la tour de Madeloc à gravir, et j'imagine déjà de me laisser
descendre jusqu'à la mer. Le soleil brûlant m'ôte l'envie de protéger
mes jambes nues des morsures des épines, mais je crains davantage de
rencontrer une vipère fatale.
J'arrive
enfin au pied de la tour de Madeloc et jette quelques vivres dans mon
estomac pour monter sans défaillance au col des Gascons. J'imagine
Catherine en train de m'y attendre et peut-être aussi mes amis de
Dordogne. Quelle fête ce serait de terminer ensemble la descente sur
Banyuls ! Hélas, il n'y a que le soleil au col, avec la perspective de
chercher l'itinéraire jusqu'au bout. Et la pointe, qui m'entre dans le
pied depuis le pic Néoulous, me devient soudain insupportable. Je me
déchausse pour essayer de la retirer: en vain ! Un petit coussin de
sparadrap, en la coiffant, fera l'affaire.
Les
épineux reprennent l'offensive faisant souffrir mes jambes et mon
moral. Je croise un énorme lézard bleu vert dans une vigne, si gros que
je crains d'avoir pris un coup de chaleur. Les petits murs, qui
retiennent la terre, s'ornent d'épines infranchissables, m'obligeant à
contourner, biaiser, encore et encore, jusqu'au col de Llagastera, où
le cheminement s'humanise.
Je
finis par atterrir à Banyuls, désert à l'heure du déjeuner. Au hasard,
j'emprunte des rues qui s'articulent bizarrement. Finalement, je
rencontre une grande voie goudronnée, un kilomètre au Nord de la ville,
et longe la côte et la route vers Banyuls, où Catherine doit m'attendre.
La
Méditerranée s'est faite belle, avec ses papillons blancs dans les
vagues. Par l'éclat de son teint, elle rivalise avec le ciel. Je pense
aux petites gentianes, éperdument bleues d'avoir trop regardé d'autres
cieux.
Soudain,
je découvre la 4L blanche qui fait la sieste au bord d'un petit parc
ombragé, à l'entrée de la ville. Catherine n'est pas là. Je pose mon
sac sur la voiture et contemple la crique rocheuse au dessous de moi.
La montagne enfonce ses pieds bruns dans l'eau bleue et verte de cette
mer fantastiquement belle. Quel contraste avec l'océan quitté vingt
huit jours plus tôt. Les couleurs vives des maillots de bain font
chanter l'eau qui enveloppe les baigneurs. Seuls, les cris sont en trop
!
Non,
je n'ai pas envie de me mêler à ces estivants chahuteurs, car je veux
garder intactes les fragiles résonnances que j'écoute en ce moment.
Plein du bruit silencieux de la montagne, je me suis ouvert à de
nouvelles harmonies. La solitude serait-elle la clé de la poèsie ?
Catherine
me retrouve isolé, replié contre la roue de notre voiture. J'ai soif !
Trés vite, nous nous éloignons de l'animation croissante des lieux.
Pour lui permettre de se reposer, je prends le volant. Après quelques
kilomètres, crevaison devant un garage. Le mécanicien me demande de lui
porter la roue, mais devant mon air épuisé, il n'insiste pas.
Avec
Catherine, nous allons boire dans un café proche, où le patron,
intrigué par mon absence de chaussures, nous parle montagne. Puis, nous
reprenons la route pour quelques heures vers notre Dordogne, le temps
de dénicher un hôtel restaurant à notre convenance.
Au
repas, je me surprends à manger la viande avec les mains. Plus tard, la
glace de la chambre nous renvoie nos images amaigries. Je ressemble à
l'écorché du lycée, qui servait pour les leçons d'anatomie. Il y a
quelque chose d'halluciné dans mon regard.
Mais
quelle fête pour nos corps de reposer maintenant dans un lit
confortable ! Je m'endors sur un nuage.