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Août 1974 - Vingt troisième étape: Piste du Port de Rat - Camping
d'Inclès
Les
phares de la 4L trouent la nuit finissante, en remontant la piste
descendue la veille. A quelques mètres des déblais, je suis largué pour
une nouvelle étape.
Le
sentier monte en lacets au milieu d'herbages perlés de brume. Les
premiers pas sont trés douloureux, malgré mon pied droit qui s'efforce
de soulager son compagnon blessé. J'appréhende le calvaire qui se
prépare, quand, soudain, l'ampoule crève comme une larme de feu. Au fil
des minutes, la douleur s'atténue.
Le
soleil s'est posé au milieu du port du Rat, incendiant tout le paysage.
J'avance, ébloui vers le foyer céleste avant de trouver le sentier qui
me précipite vers la route d'El Serrat. Un contact est prévu avec
Catherine au village andorran, mais mon fidèle sherpa motorisé ne
paraît pas.
Après
une heure d'attente, je prends le sentier vers le col de la Mine, avec
la ferme intention de ne pas traîner pour éviter le mauvais temps
toujours possible de l'après midi. D'après le topo guide, il me reste 7
heures 30 de marche.
Je
profite d'une occasion de me tromper de sentier à un embranchement et,
au bout d'un quart d'heure, la boussole me commande le retour sur mes
pas. Je force l'allure, ce que le soleil me fait payer avec un
supplément d'impôt de sueur.
L'itinéraire
se déroule dans un paysage d'herbages fanés et de maigres forêts, puis
le terrain devient désertique en approchant du col de la Mine. Mais
s'agit-il de lui ? J'ai suivi scrupuleusement toutes les indications de
Georges Véron, j'ai marché sans trop de haltes, je me suis dépensé, je
me suis appliqué, et je me surprends à prier silencieusement pour qu'il
y ait une petite murette de pierre à ce col. La montagne est trop
immense, je suis fatigué de m'égarer, j'estime mériter de ne pas m'être
perdu cette fois ci.
Il
n'y a pas de murette de pierre au col ! Moralement, je m'effondre, je
ne comprends plus, je me sens brisé. J'avance quand même, comme un
automate pour m'asseoir. Quelques mètres en contrebas, la murette
surgit. La joie s'engouffre dans tout mon être figé. Immense
soulagement ! Je murmure merci, merci, sans savoir à qui je m'adresse.
En quelques instants, je découvre l'instinct de la prière païenne et le
sens de la gratitude cosmique. Paralysé extérieurement, je suis
intérieurement bouleversé par ces puissantes émotions et ne sais pas
manifester cette joie sauvage, inconnue, qui m'a totalement envahi.
J'écoute en moi son bruit retentissant.
Un
peu calmé, j'essaie de repérer la crête de la Punta de Queyrol et le
cheminement correspondant. Une descente malaisée sur un terrain
d'éboulis m'enferme dans le lit pentu d'un torrent asséché. J'utilise
mes mains pour forcer quelques passages délicats et me retrouve au
confluent de plusieurs torrents. Le doute me tenaille, car de mon choix
va dépendre la réussite ou l'échec de cette étape. La perspective de
bivouaquer dans ces montagnes inconnues, à plusieurs heures de mon lieu
de rendez-vous avec Catherine, ne me sourit pas, mais pas du tout !
D'autant qu'elle va s'inquiéter, croire à un accident... Je prends le
pas de course vers l'arête qui me domine à ma gauche. La soif et la
faim m'obligent à un court arrêt, que j'abrège en décrochant mon sac
tout en marchant, puis en le raccrochant tout en courant.
J'arrive
à la crête, d'où j'aperçois, à l'horizon, d'énormes pylones colorés. Si
je suis sur le bon itinéraire, il me faut descendre vers l'Est pour
apercevoir un petit lac. Je descends donc dans cette direction en
m'aidant de la boussole, mais avec l'impression tenace d'aller vers
l'Ouest. C'est même une intime conviction que la position du soleil ne
parvient pas à ébranler. Et pas de lac, toujours pas de lac !
Mais
si ! Le voilà ! Un pécheur montagnard me regarde approcher. Je
m'efforce de maitriser mon émotion en lui demandant où se trouve
Inclès. Il me répond que je suis presque arrivé. Ouf, quelle détente !
Il me demande d'où je viens, d'autant plus intéressé qu'il se propose
d'effectuer cette traversée l'an prochain avec des amis. Nous parlons
traversée, problèmes de pieds, itinéraire du lendemain. Il me montre
sur le terrain le départ de la prochaine étape, ce qui m'intéresse au
plus haut point. Alors que je déborde de reconnaissance pour cet
inconnu, ce dernier me demande la permission de me photographier en
souvenir de cette rencontre, qu'il espérait un peu. j'accepte volontiers
et lui demande de m'envoyer le double de cette première photo de ma
traversée. Il s'étonne que je n'ai pas photographié cette aventure,
mais promets de m'envoyer l'image, en notant mentalement mon nom et mon
adresse puisqu'il n'a rien pour écrire. J'explique ma peur de
m'alourdir, ma volonté de m'alléger au maximum pour mettre toutes les
chances de réussite de mon côté...