5
Août 1974 - Dix septième étape: Refuge du Portillon - Refuge de la
Rencluse
Les
promesses de beau temps de la veille se réalisent. Je pars à la
rencontre de Catherine, qui devrait être arrivée maintenant. Les
environs du refuge m'apparaissent plus tourmentés que dans mes
souvenirs. Je jette des regards furieux aux caïrns fantaisistes, tout
en descendant vers le refuge d'Espingo. Bientôt mon regard peut
surveiller la montée, et je découvre une personne seule, quelques
centaines de mètres plus bas, qui monte. Peu à peu, j'aperçois son sac
à dos rouge, puis je distingue une femme. C'est bien Catherine, qui
croyait être en avance de quelques heures. Ma double étape d'hier,
pourtant prévue, a faussé ses estimations. Or, ce soir, je dois être au
refuge de la Rencluse et la matinée est déjà bien entamée. Catherine
m'accompagne jusqu'au refuge du Portillon où nous cassons la croute
rapidement. Puis je démarre vers le col de Litterole inférieur. Un
dernier regard pour le petit sherpa que je quitte pour trois jours et
je contourne le lac du Portillon par un passage aérien.
Ma
lampe électrique est restée au refuge ! Pierriers et névés me portent
jusqu'au col d'où, après quelques hésitations, une "ramasse" de plus de
deux cents mètres me fait plonger dans le val de Litterole. Rencontre
du lac de même nom, qui reflète un ciel pur. Le val s'étrangle au point
de m'obliger à mettre les mains. Peu de temps après, il faut encore
jouer les alpinistes pour éviter une cascade. Seul dans ces énormes
blocs de granit, je ne suis pas très fier.
Heureusement,
le cheminement s'humanise et j'entame une longue traversée à flanc, que
des pentes d'éboulis viennent compliquer un peu. J'atterris sur une
large piste espagnole qui m'emmène jusqu'à un sentier bien net, sans
doute celui du refuge.
Je
marche très vite, doublant et croisant de nombreux montagnards. A
quelques minutes du refuge de la Rencluse, alors que je rattrapais un
groupe de marcheurs, ceux-ci s'arrêtent pour se désaltérer. J'en
profite pour leur demander confirmation de l'itinéraire. A leur tour,
ils me demandent si je vais monter le pic d'Aneto, comme eux. Je leur
explique que je tente de traverser les Pyrénées depuis l'Atlantique
jusqu'à la Méditerranée. S'ensuit une admiration générale pour ce
diable de français, qui avance comme une locomotive.
Après
cette halte, je les suis en discutant, en leur racontant mes ennuis
avec les guardias civiles au pays basque. Ils m'apprennent qu'ils sont
basques espagnols lorsqu'arrivent à notre rencontre deux guardias
civiles, armés jusqu'aux dents. Spontanément, la colonne me prend sous
sa protection, et je me sens devenir basque espagnol, au point de me
retenir pour ne pas cracher par terre en proférant l'insulte d'usage
"cabrones", comme tous mes compagnons, après avoir croisé les gardiens
de la dictature franquiste. Je sens que l'oppression n'a pas brisé le
goût de la liberté chez ces hommes, qu'au contraire, elle l'a attisé.
Franco est assis sur un volcan, son peuple !
Notre
colonne s'empare de l'ancien refuge de la Rencluse. Pendant plusieurs
minutes, la pelle sert de balai, avant de pouvoir s'installer. Il me
faut partager le repas de mes nouveaux amis, que j'ai enchantés par mes
propos sur le comportement basque: ils craignaient que nous, français,
les jugions lâches de supporter un tel régime dictatorial. Je leur
avais répondu, à leur grande joie, qu'il me semblait qu'ils avaient
appris le saut au ministre de la police, Carrero Blanco, ce sinistre
personnage qu'un attentat avait projeté avec sa voiture sur le balcon
d'un premier étage. Je dois aussi accepter d'emporter une boîte de
fromage "La vaca que rie", puisqu'à leur avis, je n'ai pas assez à
manger dans mon sac.
Mon
projet à demi réalisé me donne une autorité de super montagnard. On me
questionne sur ma façon de m'orienter, de m'entrainer. Mon altimètre de
poche est très admiré, ma boussole un peu moins. Le gardien du nouveau
refuge de la Rencluse prétend nous accueillir dans son hôtel payant,
mais il se heurte au refus général. En désespoir de cause, il demande
si tout le monde est espagnol. Bien sûr ! lui répondent mes compagnons,
qui se sentent basques avant tout.
Nous
nous couchons avec le jour finissant et mon voisin me prête une
couverture qu'il a apportée. Cette sollicitude, qui n'est pas seulement
une marque d'estime, me réchauffe d'autant plus. Bien sûr, j'ai
beaucoup parlé avec eux de montagne, de politique...Je les ai rassurés
sur les difficultés de leur expédition du lendemain...Mais, quand même,
quelle fraternité !
Se
coucher en Espagne ne veut pas dire dormir. Un groupe de catalans
espagnols se met à chatouiller l'amour propre de mes compagnons.
S'ensuit un échange joyeux de moqueries dont je perds, hélas, plus que
l'essentiel. Le match s'éternise, personne ne voulant être en reste. Au
moment où le silence semble gagner la partie, un immense ronflement
retentit: Le plus âgé des catalans s'est endormi. Contre attaque des
basques. Et les rires secouent ce petit refuge comme la pire des
tempêtes. Je me sens gagné par cette hilarité générale et je dois me
mordre une main pour ne pas me faire remarquer par un fou rire qui
menace.
Les
heures de repos s'envolent, déraisonnables, mais l'ambiance est au beau
fixe, comme le ciel, si l'on en croît le météorologiste de service, qui
semble avoir renoncé définitivement au sommeil.
Malgré
la dureté des planches, chacun finit par s'endormir.