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Août 1974 - Seizième étape: Granges de Viados - Refuge du Portillon
Comme
une ombre, je me glisse hors du refuge, mes souliers dans une main, le
petit déjeuner dans l'autre. J'emporte un souvenir merveilleux de ces
heures passées là.
Le
ciel est incertain, aussi je ne m'attarde pas. Une sente m'emmène dans
un cirque qui lance ses sommets à l'assaut du ciel. Où se trouve le pic
Schraeder ? Un berger espagnol matinal me renseigne. Je grimpe vers le
col d'Aygues-Tortes supérieur par des pentes raides d'herbe et de gros
éboulis, craignant des difficultés lorsqu'il s'agira d'en descendre
versant français. J'adopte une allure immodérée.
Par
temps clair, à mon grand soulagement, les passages clés, contournant
deux barres rocheuses, se révèlent moins difficiles à trouver que
prévu. Atteindre La Soula n'est plus qu'une question d'heures. Je
frissonne en passant sous l'énorme verrou du lac de Pouchergues et ne
m'attarde pas dans ses parages.
Parvenu
à La Soula, terme envisagé de l'étape, je souffle un peu en cassant la
croute. Le ciel est encombré de nuages, mais l'orage ne menace pas pour
l'instant. Je décide
d'enchaîner jusqu'au refuge du Portillon.
Un
sentier empierré grimpe en lacets au milieu de montagnes sévères. La
sueur coule à flots. Un instant, l'apparition du lac de Caillaouas me
rafraîchit. Son bleu-vert chante au milieu des pentes austères et mes
yeux se régalent avant que je lui tourne le dos.
L'horizon
se bouche, aussi j'accélère ma progression. Les jambes protestent un
peu, mais elles obéissent. La moraine du glacier des Gourgs blancs
m'oblige à puiser dans mes réserves.
Voici,
enfin, le col des Gourgs blancs d'où je repère le gros rocher où nous
avons caché de la nourriture, il y a plus d'un an. Une belle "ramasse"
suivie d'une grimpette et je récupère les conserves entreposées. De la
bouteille de vin, il ne reste que le verre, l'hiver ayant bu le reste.
Le
sac pèse lourd sur mes épaules, mais la perspective d'un repas
consistant pour fêter la fin de cette étape presque inespérée me donne
du courage. Au sommet de la Tusse de Montarqué, je m'installe pour
casser la croute. Quelques centaines de mètres au dessous de moi, le
refuge du Portillon se repose au soleil. La vie est belle, mais un
front de brume venant de la vallée d'Astau s'approche. J'écourte ma
halte. Trop tard ! La purée a tout envahi. Le refuge a disparu. Le
froid remplace la morsure du soleil.
La
descente à l'aveuglette de la Tusse de Montarqué s'avère compliquée. Je
m'embarque dans des pentes très raides qui m'obligent à me servir de
mes mains. A cinq mètres de moi, fantomatique, une silhouette apparaît,
soufflant puissamment. Nous nous regardons un instant, et,
reconnaissant un bipède, l'isard disparaît au galop. Un souvenir de
plus !
Les
difficultés pour descendre s'aggravent. Les mains s'agrippent de plus
en plus souvent. Soudain, un sentier empierré naît sous mes souliers.
Ce doit être celui qui mène au refuge. Au bout de quelques centaines de
mètres, une descente rapide m'avertit que je ne suis pas dans le bon
sens. Soulagé quand même d'avoir un repère solide, je retourne sur mes
pas, gonflé d'espoir. Mais le sentier me trahit et m'abandonne dans un
chaos de rochers. Des caïrns hésitants m'attirent à droite: Je les suis
un moment avant de me rendre compte qu'ils me proposent de remonter à
la Tusse de Montarqué. Nouveau retour en arrière. Le sentier dallé
m'entraîne sur un autre tronçon qui, hélas, débouche sur une prise
d'eau du lac du Portillon. Ainsi, les minutes, les heures passent à
tourner en rond autour de ce refuge qui se cache. Un baraquement
détruit me fait même douter de son existence. Des rochers de quelques
mètres de haut paraissent de redoutables murailles, de petits névés
ressemblent à l'amorce d'un glacier, une flaque d'eau fait croire à un
lac. Le refuge apparaît, partout, à droite, à gauche, devant,
derrière...nulle part. L'obstination désespérée me conduit à
l'épuisement.
Brusquement,
un bruit proche de porte me mobilise tout entier. D'un clin d'oreille,
j'ai repéré la direction. Trente mètres après, le refuge tant convoité
naît de la brume.
Je
dois avoir quelque chose d'halluciné dans le regard et dans la voix
puisque deux montagnards, sans rien dire, me font chauffer un potage.
Mais Catherine n'est pas là. Au soulagement succède l'inquiétude.
Peut-être arrivera t'elle demain matin ?
Brusquement,
vers vingt heures, la brume s'évanouit, révélant un ciel limpide. Ah,
si j'avais pu prévoir ! Que d'heures de marche aurai-je évitées !
Ecrasé
de fatigue, je me couche et, très vite, le sommeil me délivre de mon
inquiétude.