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Août 1974 - Quinzième étape: Refuge de Barroude - Granges de Viados
Comme
à l'accoutumée, nous sommes les premiers à nous lever. Après de rapides
préparatifs, je démarre vers le port de Barroude, tandis que Catherine
s'apprête à redescendre vers Arragnouet pour aller camper aux granges
d'Astau.
Les
lacets du sentier me permettent d'admirer le site dans lequel s'est
posé le refuge. Le port de Barroude est vite atteint mais, désagréable
surprise, il ne débouche sur aucun sentier visible. A croire que les
espagnols ont relevé le pont levis.
Je
descends péniblement dans la pierraille et l'herbe pentue du cirque de
Barrosa, au fond duquel court un sentier au côté d'un ruisseau. Après
une bonne heure d'efforts, je me retrouve au milieu de ruines
indéfinissables, qui, de mauvaise grâce, me restituent mon sentier,
avec lequel j'aboutis sur la route goudronnée venant du tunnel de
Bielsa.
Craignant
des ennuis avec la guardia civil, j'accélère le pas jusqu'à l'usine
hydro électrique de Barrosa pour atteindre la piste carrossable du Paso
de los caballos. Il faut reprendre tout le dénivelé perdu, d'abord à
l'ombre des arbres, puis en plein soleil. La sauvagerie de la montagne,
avec ses falaises, ses gorges, ses défilés, m'en impose. Puis, peu à
peu, les pâturages apparaissent, chargés de bovidés.
J'étanche
ma soif et calme un peu ma faim, avant de grimper à travers ces
prairies interminables. A ma gauche, bien au desssus de moi, des
promeneurs ont franchi le port de Rioumajou et traversent à flanc vers
ce que je crois être le Paso de los caballos. Fouetté par l'inquiétude,
je monte trop rapidement. La sueur jaillit par tous les pores de ma
peau. Le taons et les mouches, sans doute pour varier leur menu,
s'agglutinent sur moi et piquent à qui mieux mieux. C'est un signe de
mauvais temps qui m'inquiète. Impossible de lire l'heure sans chasser
des dizaines d'insectes qui s'acharnent sur ma montre bracelet, par
ailleurs totalement embuée. Ce harcèlement incessant m'épuise
nerveusement. C'est mon propre calvaire que je gravis.
Le
col approche, enfin, et brusquement un vent frais balaie tous les
insectes. Je me sens rajeuni et de nouvelles forces surgissent en moi.
Je cherche mes points de repère, à une allure soutenue. Soudain, sans
crier gare, le sentier, qui serpentait entre granges et prairies,
m'abandonne. Au milieu de ces herbes, comment parer une morsure de
vipère !
Les
ruines de l'hôpital de Gistain ne se montrent pas. Je suis maintenant
prisonnier d'une forêt qui n'en finit pas de me barrer la route. Et je
marche, je marche !
D'un
coup, je tombe sur une petite route de terre qui semble être celle de
la colonie de vacances, que je n'attendais pas si tôt. Renseignement
pris, c'est bien ça ! L'allégresse me donne des ailes et, très vite,
j'atteins les granges de Viados, parmi lesquelles je ne parviens pas à
distinguer le refuge.
Après
quelques tâtonnements, je trouve la gardienne, une imposante espagnole,
qui me conduit au grenier où elle dresse son dernier lit. J'étends mes
vêtements trempés de sueur et, après un regard satisfait sur mon
environnement de poutres, je m'endors, profondément heureux.
Pendant
quatre heures, je dors comme une souche. Vers dix neuf heures, les
grondements d'un orage me réveillent. Frais et dispos, je descends
discuter avec deux montagnards espagnols, qui envient mes chaussures
armées, en attendant une cordée prise sous l'orage au pic Schraeder.
J'ai
un peu honte de mon fric en me commandant un repas, alors que tous les
autres montagnards mangent au sac, mais je ne veux pas gaspiller mes
réserves de nourriture, l'étape du lendemain étant très et peut être
trop longue. Le repas et la serveuse sont parfaits, l'un de présence
affectueuse, l'autre de gentille discrétion.
C'est
alors qu'arrivent les alpinistes imprudents mais triomphants. Ils rient
de leur aventure, trempés comme des soupes. Je regrette de ne pas
pouvoir participer à leurs échanges chaleureux. Seul français dans ce
refuge, je me sens exclu de la fête qui se prépare et médite sur les
barrières linguistiques.
Après
avoir payé mon repas et mon hébergement d'une somme dérisoire, je monte
me coucher. Bien installé dans mon grenier, solitaire, j'écoute la
musique de cette langue rocailleuse que l'appétit et les émotions
délient et embellissent.
Soudain,
une guitare entraîne dans son chant tous ces montagnards heureux, et, à
travers les murs et les plafonds, voix mâles et voix féminines,
vigoureuses et sensibles, fluettes ou puissantes, se mêlent en choeur.
Divine
morphée, qui sait attendre, avant de m'emporter dans son royaume.