20
Juillet 1974 - Première étape: Hendaye - Sommet de La Rhune
Ce
matin, le réveil a sonné pour rien ! Il y a longtemps que nous étions
prêts à nous lever. Pour avancer l'heure du départ, Jacques, mon
beau-frère et Solange, ma soeur, ont dormi chez nous à "Cardou". Nous
emportons le matériel lourd chez nos amis, les Tizous,, qui doivent
nous ravitailler lors de la première partie de la traversée. Echanges
d'ultimes précisions pétries d'émotion, puis nous partons pour Hendaye,
point de départ puriste de la traversée des Pyrénées d'Ouest en Est. Ma
montre oubliée est sur le point de nous faire revenir à Cardou, mais
les minutes sont trop précieuses et nous continuons notre route. Il
faudra en acheter une et l'on parle modèles et prix: Une montre bon
marché ne va t'elle pas cesser de fonctionner aussitôt son remontoir
lâché ? Quel argent gaspillé d'acheter une deuxième montre !... Et
merde ! Dans nos sacs de marche, nous avons emporté les certificats de
vaccination du chien, que les Tizous doivent nous amener demain soir en
passant la frontière espagnole. Il faut revenir à la Borie Basse, alors
qu'on approchait d'Eymet ! C'est pas une raison pour se tuer sur la
route, mais on va perdre une heure, re-merde !
Arrivée
en trombe chez les Tizous étonnés, livraison des précieux papiers,
nouveau départ. Vivement Eymet, qu'on ait l'impression de s'éloigner !
Cette Dordogne nous colle aux roues ! Nous passons le temps à accrocher
nos espoirs à ce soleil qui brille dans un ciel bleu, à tenter
d'effacer les nuages de plus en plus nombreux. Il y a une petite idée
de montre chronomètre qui trotte dans ma tête et, après Mont de Marsan,
c'est une réalité qui trotte à mon poignet.
Laissant
un avion continuer ses acrobaties dans le ciel, nous fonçons vers
Hendaye., tuant le temps en ressassant nos projets et nos espoirs ou en
chronométrant notre déplacement. Il faut les yeux de la foi pour voir
des promesses de beau temps dans cet horizon qui se bouche. L'océan se
laisse apercevoir et puis, brusquement, nous le découvrons dans son
immensité, ourlé de vagues, frangé de sable ou de rochers. Nous
traversons des villes flanquées de villages de toile. Enfin, dernière
descente, c'est Hendaye !
Sous
un ciel encombré de nuages, la plage déserte se baigne le bout des
pieds. Un repas froid, avalé sous l'oeil avide des parcmètres, quelques
préparatifs et nous tournons le dos à cet océan gris bleu qui fait la
sieste.
Les
premiers pas vers la montagne manquent de solennité, mais bientôt,
bruit, goudron, maisons cessent de nous accompagner. On s'est faufilés
dans les rues. Brusquement ça monte et, tout de suite, ce sont des
collines verdoyantes. On monte, on descend, on contourne, on
franchit...et on se perd. Connerie de bulldozer qui a saccagé ce coin
de nature ! Aucun n'est d'accord sur le chemin à suivre, mais nous
finissons quand même par rejoindre le petit village de Biriatou, où nos
sacs nous attendent avec Jaqcues, qui a coupé à ce prologue.
On
se met les nerfs en boule à vouloir tout emporter. Quel plaisir de
lever l'ancre pour aller vivre en montagne ! La montée du Choldocogagna
nous laisse en forme et chacun de penser aux lourdes charges des années
précédentes. Au fil des pas, les souvenirs renaissent et le plaisir se
fortifie de cette expérience passée. Petite crise d'indépendance pour
trouver le col d'Ossin, chacun se croyant sur la meilleure voie ! De
jeunes garçons nous dépassent en courant et notre marche économique
nous vieillit brusquement.
Nous
voici sur le sentier en balcon du Mandalé, avec dans les yeux, les
villes blanches et roses de la côte dans leur écrin d'azur. Descente
rapide et atterrissage remarqué au milieu d'une foule de touristes
assoiffés de souvenirs et d'alcool espagnol dont regorgent les ventas
du col d'Ibardin. Halte casse croûte, puis nous fuyons vers la Rhune.
Il nous faut trouver un coin pour bivouaquer.
Les
cochons, que Solange avait cru voir bouger au pied d'une meule de
fougères, se sont transformés en trois guardias civiles nous
encerclant. Voilà comment certains résistants basques ont dû voir
s'envoler leur liberté: Plus de famille, plus d'amis, plus d'amour, la
rencontre de la haine épaisse et organisée, la vie qui s'arrête de
couler, qui se pétrifie devant un avenir de souffrances et peut être la
mort. Mais nos papiers, nos explications ouvrent le cercle des armes,
nous disposons d'un laisser passer, d'un laisser vivre ! La voie est
libre, nous nous éloignons.
La
nuit approche maintenant, la pluie menace d'agrémenter notre premier
bivouac. A moins que ce soient les larmes de quelque martinet solitaire
qui aient touché nos visages et nos bras... D'hésitations en hésitations,
nous continuons notre montée vers le sommet de la Rhune. Il fait de
plus en plus froid et, peu avant le col Sisquil, nous mettons nos
imperméables, minces coques de chaleur tendues autour de nos corps.
Nous croisons un berger espagnol qui descend dans la vallée. Avec le
jour qui se retire, c'est comme si le dernier habitant de cette
montagne nous abandonnait à ce monde mystérieux, silencieux et glacé
qui nous attend. Pas d'eau au rendez-vous de nos gourdes; Bof ! Le
sommet invisible est proche maintenant !
Les
portes de brume se referment sur nous. Nous avons changé de planète. La
nuit nous a rattrappés, mais une écurie repoussante de saleté nous
accueille. A la lueur de nos lampes électriques, nous coupons des joncs
aux alentours pour nous bâtir une couche acceptable. Quelques orties
ajoutent du piquant à l'entreprise. Et bientôt la pluie se met à tomber
pour nous faire apprécier notre abri et le repas chaud qui fait chanter
notre appétit. Bien au sec et repus, nous restons optimistes, car il
est bien connu que l'eau qui est tombée aujourd'hui ne tombera pas
demain !
Il
est plus de vingt deux heures lorsque nous essayons de dormir. L'odeur
du fumier est épouvantable et l'on s'étonne de pouvoir respirer. L'eau
coule mollement sur la dalle de l'entrée. A cette allure, ça peut durer
une éternité ! Une pensée pour nos ravitailleurs qui doivent nous
retrouver demain après-midi à une dizaine d'heures de marche d'ici, si
leur voyage de plusieurs centaines de kilomètres réussit, si le temps
nous permet de passer, si...
Puis
la fatigue a arrété la ronde de nos émotions.